Ennui mortel

Shânylla s'ennuyait. Les mains dans les poches, elle traînait des pieds. Elle détestait rester inactive, et pourtant elle ne trouvait rien à faire dans le coin. Elle connaissait le dédale de ruelles par coeur et ne pouvait même pas s'amuser à marcher au hasard pour se perdre ! En plus, il allait se mettre à pleuvoir.

Quelle journée pourrie...

Ca y est, la première goutte tomba sur sa veste framboise. La maison de Shânylla étant assez éloignée, elle trouva plus rapide de se glisser sur la terrasse d'un café. Elle aperçut une table vide et s'y installa. Elle ne comptait pas consommer mais comme le serveur la regardait d'un air agacé, elle fit mine de s'intéresser aux menu des boissons.

- Je peux m'asseoir ? demanda alors une voix.

L'elfe leva les yeux vers...

Une forme a priori humanoïde, dissimulée sous un manteau sombre qui venait, Shânylla en était sûre, de sa boutique. L'être resta poliment debout, dansant d'un pied sur l'autre en attendant la réponse de Shânylla. Celle-ci prit son temps pour observer le demandeur. Il avait l'air humain, mais quelque chose clochait au niveau des proportions. Ou était-ce cette impression palpable de danger mortel ?

Il a l'air... Bizarre... C'est une fille ou un garçon ?
- Mais oui, prenez place, je vous en prie ! répondit Shânylla au bout d'un court instant.
Intriguée, l'elfe dévisagea encore celui qui l'avait abordé. Puis, consciente de son impolitesse, elle baissa vivement les yeux.

- Je m'apelle Shânylla, et vous ? Vous n'avez pas l'air d'être de la région...

- Non, en effet, je ne suis pas de la région... Mon nom est imprononçable dans ta langue, je vais le simplifier pour toi. Appelle-moi Llajx. Mais est-ce que je peux m'assoir ? Désolé, il n'y a plus de places ailleurs.

- Evidemment que vous pouvez vous asseoir ! Il y a de la place pour quatre, alors... Shânylla regarda dehors : la pluie avait forcie.

Je vais rester plus longtemps, en fait... Autant commander quelque chose !

Après avoir demandé une boisson chaude au serveur, elle se tourna vers Llajx qui n'avait pas bougé.

- Vous pouvez vous asseoir, répéta-t-elle. Il n'y a pas de punaise sur votre chaise !

-Excusez moi, dit-il en sursautant, vous parlez vite et j'ai encore un peu de mal à comprendre votre langue.

Il s'assit et commanda un sirop de pêche.

- Oh pardon... Tout le monde me dit que je suis une bavarde à la langue rapide. Alors si vous ne parlez pas la langue, mon pauvre... Il va falloir vous y faire !

C'est froid, les sirops de pêche... Alors par ce temps... M'enfin bon.

- Vous voudriez visiter la cité, après ?

- Oui, j'aimerais beaucoup, ...mademoiselle.

Il ajouta le dernier mot après un instant d'hésitation.

Le mademoiselle faisait désuet, avait l'air de venir d'une époque où la galanterie était encore une valeur importante de la société, où les femmes étaient traitées comme des princesses...

Shânylla rougit.

Il m'a appellé mademoiselle !

Son père l'appellait "petite mademoiselle" pour plaisanter, et depuis sa mort, personne ne l'avait fait. Et encore moins par galanterie ! Pas de doute, Lljax était charmant...

- Vous savez, notre cité est assez ancienne. Il y a plein de bâtiments, de musées... Mais aussi des choses plus modernes. C'est ce que j'aime : selon le coin de la ville où je m'oriente, j'ai l'impression d'être dans une autre époque ! Mais bien souvent, ça déboussole les voyageurs... Sans compter le nombre de ruelles tortueuses !

Shânylla se tut pour boire une gorgée de chocolat chaud et reprit :

- Mais attendons un peu. Je n'aime pas me balader sous une forte pluie.

- Ca doit être agréable d'habiter une cité pareille...

L'inclinaison du capuchon lassait penser que l'être était songeur. Il regardait la pluie dégouliner le long des caniveaux, dans les gouttières, inonder littéralement la ville.

Il ne pleut jamais autant chez nous...

- Je crois que j'aimerais visiter d'abord le vieux centre-ville, pour aller dans l'ordre chronologique...

- C'est une bonne idée.

Shânylla finit son chocolat chaud d'une traite puis dit :

- Effectivement, c'est très agréable... Et chez vous ? Vous voulez me parler de l'endroit où vous venez ? Ca nous fera de quoi patienter avant de sortir...

L'elfe désigna la pluie féroce qui tombait dehors.

- Mon peuple ait partie des seuls à pouvoir survivre dans le Désert Maudit, avec les Créatures, bien sûr. Nous sommes essentiellement nomades, nous élevons des animaux que tu qualifierais de fantastiques, des chimères, des dragons... Nous vivons de soleil et de vent, habitons des espèces de yourtes et ne rencontrons que rarement votre peuple, car notre aspect est disons... surprenant... pour vous. Que dire d'autre ? Ah oui, les températures extrèmes n'ont aucun effet sur nous et notre espèce vous paraît antique. Vous croyez qu'elle s'est éteinte, mais c'est faux. Essaye donc de deviner qui nous sommes...

L'être avait une voix agréable et Shânylla avait bien envie de deviner ce qu'il était...

Shânylla réfléchit. Il lui semblait avoir reconnu un Cho-Ja mais elle n'était sûre de rien et ne voulait pas être humiliée. Et puis, les Cho-Ja sont bien connus pour leur voix désagréables, qui crisse et qui grince... Mais là, c'était tout le contraire ! Oui, mais les mots "Désert Maudit" l'avait mis sur la piste. Car elle ne voyait vraiment qu'eux...

- Tu es... Un Cho-Ja ?

- Bravo ! Par contre, ma voix doit te surprendre, non ?

Les gens n'imaginent pas le point auquel le miel adoucit la voix...

Le Cho-Ja regardait Shânylla bien en face, d'après ce que le manteau laissait supposer.

- C'est le miel.

Devant le regard incrédule de Shânylla, il ajouta :

- En fait, de la gelée royale. Nos cordes vocales souffrent d'un défaut qu'elle répare. Mais quel genre de trucs as-tu vécu pour que plus rien ne t'étonne ?

demanda-t-il sur le ton de la plaisanterie. Le tutoiement était venu naturellement comme entre deux amis de longue date.

Shânylla n'hésita pas une seconde à répondre. Après tout, son grand projet n'était pas que tout le monde soit au courant de son aventure ?

- Un jour, des elfes noirs ont tués ma famille. J'ai juré de me venger. Mais un jour, j'ai sauvé l'une d'entre elles de la noyade. Peu après, alors que malgré tout, je vivais dans les préjugés, je suis devenu amie avec deux Salaÿ et une créature. J'ai exploré des grottes sous-marines où j'ai vu une drôle fillette, rencontré une jeune fille, Linda, que je soupçonne d'être Kalira déguisé bien d'autre choses encore.

-En effet, c'est une vie bien remplie que tu as là... La pluie s'est calmée, tu me fais visiter la ville ?

Il désigna du bras le ciel à présent sans nuages.

- Bien sûr, allons-y !

La jeune elfe paya la note et sortit dehors. Il faisait encore humide mais le soleil scintillait, faisant briller les flaques d'eau comme des diamants.

- Tu m'as dis que tu voulais visiter le vieux centre-ville, c'est ça ? Alors, suis-moi, c'est par là !

Evitant les flaques, Shânylla se faufila jusqu'à une étroite ruelle pavée. Elle s'y engagea et déboucha bientôt sur une immense place, pavée elle aussi. Au centre, une magnifique fontaine à la mode de versaille crachait fièrement son eau.

Devant la superbe sculpture qui surplombait le bassin, le Cho-Ja ne tarit pas d'éloges sur la finesse d'exécution de l'oeuvre. Cette représentation de Kalira était parfaite, dans ses moindres détails. On aurait dit que l'artiste avait eu la déesse en personne devant les yeux. Ce n'était d'ailleurs pas impossible, vu l'époque à laquelle la place avait été construite. Le visiteur ne put néanmoins s'empêcher de demander des précisions à sa guide :

- Savez vous qui est la personne qui avait ce talent ? On jurerai qu'elle est réelle !

- Tu as l'air d'être un connaisseur... Approche, là.

Shânylla entraîna le Cho-Ja plus près de la fontaine jusqu'à se faire éclabousser par les gouttes d'eau qui en jaillissaient. Sur une plaque métallique, vissée par magie à la pierre, se trouvait une inscription : Kalira, par Antoine Fander.

- Antoine Fander est une quasi-célébrité. Il a fait presque tout les sculptures du vieux centre-ville. Regarde, là, ce lion ailé au sommet de la maison ! C'est aussi de lui. Il s'inspirait beaucoup des sculptures de Venise, mais les faisait avec plus de talent et d'autres matériaux. Ses statues sont notre patrimoine.

- Bravo, je ne l'aurais pas mieux décrit moi-même. Mademoiselle connaît bien l'histoire de sa cité. Vous avez de la chance de l'avoir pour guide.

Un homme était sorti de l'ombre. Il était beau, et le savait. Une fine cicatrice marquait son visage fin et raçé à la pomette. Ses cheveux dorés lui arrivaient aux omoplates et ses yeux bleus brillaient d'un éclat glaçé. Il s'approcha de Shânylla et de la silhouette dissimulée sous un capuchon. Il se mouvait avec l'élégance d'un chat mais dégageait une aura de danger. Comme un tigre...

Encore quelqu'un qui m'appelle mademoiselle... songea Shânylla en dévisageant l'inconnu.

Il était beau, mais pas son style. Et puis... Trop inquiétant. Beaucoup trop inquiétant.

- Merci du compliment, dit-elle simplement avant de se tourner vers le Cho-Ja. Viens, continuons la visite.

Llajx avait bien senti qu'il se passait quelque chose. Le moineau et l'autre elfe étaient bizarres. Enfin bon. Il suivit Shânylla qui l'emmena à travers un dédale de ruelles plus ou moins recommandables. Une impression de malaise s'empara de lui. Comme s'il était suivi... Il se retourna brusquement. Rien. Du coin de l'oeil, il crut aperçevoir une ombre qui se cachait dans un renfonçement mais ce n'était qu'une ombre. Il fixa à nouveau son attention sur la jeune elfe et vit une rose rouge et une lettre à ses pieds. Sa voix souriait lorsqu'il déclara :

- On dirait que mademoiselle a un admirateur...